Les filles de la mémoire
de Georges MOUSTAKI.


Editions Calmann-Lévy - 1989

 

Mise au point

" J"ESPÈRE que tu mettras une carte de géographie dans ton livre. Il en faudrait une pour pouvoir te suivre... ", me dit l'une. " N'oublie pas d'écrire l'histoire que tu m'avais racontée, où tu t'enfermes dans les cabinets et n'en sors qu'après avoir tranquillement déroulé tout le rouleau de papier hygiénique, pendant que Sarah, folle d'inquiétude, essaie de défoncer la porte... ", me rappelle l'autre.

" Vous portez en vous plusieurs cultures méditerranéennes, il serait bon qu'il se dégage un enseignement de votre livre ", me recommande l'intellectuel de service.

" Les filles de la mémoire, c'est toutes les femmes que tu as connues? ", questionne un quatrième qui voudrait des confidences croustillantes.

Et chacun - y compris l'éditeur - de me suggérer ceci ou cela, voler à mon secours pour me rappeler des anecdotes indispensables, d'escompter que je célébrerai l'univers qui est le sien et que je fréquente à l'occasion.

Mes amis motocyclistes attendent un hymne aux grosses cylindrées, le récit de nos courses et de nos randonnées, les pongistes que je magnifie la petite balle, les maîtres queux voudraient l'apologie de la gastronomie, les gens du show-business des révélations sur les coulisses de la profession, mon marchand de tableaux que je fasse les illustrations, ceux de l'île Saint-Louis que je décrive la vie de leur quartier...

 

C'est vrai que j'ai une vie-caméléon. Chaque couleur que j'ai endossée m'a projeté dans une planète différente.

Le hasard m'a placé dans des situations et des lieux surprenants. J'aurais pu composer une saga de mes diverses existences ou une hagiographie détaillée des personnes illustres ou inconnues que j'ai croisées, en inventer d'autres.


Je suis pris de vertige devant l'espace qui me permet d'étaler en prose ce que je limitais jusqu'à présent à quelques vers d'une chanson.

En bon Oriental paresseux, j'ai opté pour ces petits contes en désordre.

 

Édition Livre de poche 14864 - 2000 -

Édith Piaf , l'après.

Piaf marqua un avant et un après.


Avant, j'étais pauvre et inconnu. Après je me retrouvais riche, célèbre et envié, cajolé par mes pairs du show-business. Sorti du giron de Piaf, le reste de la profession me paraissait fade et faisandé. J'avais connu avec elle la passion et l'exigence. Ailleurs, ce n'était que spéculations, course au tube et poudre aux yeux. Insensiblement, je glissais vers une agréable retraite que me permettaient mes droits d'auteur. Je n'en sortais que pour écrire la musique des courts métrages d'un débutant nommé Claude Lelouch, composer pour Tino Rossi, rencontrer Boris Vian - alors directeur artistique d'une maison de disques - qui me proposait de m'enregistrer ou d'aller prendre des cours de fugue et de contrepoint avec Michel Puig. Des amis chanteurs, Pia Colombo, Colette Renard, Hugues Auffray, Barbara, venaient puiser dans mes tiroirs des inédits.

C'est Barbara qui me tira de ma léthargie. Elle insista pour que j'écrive pour elle. Elle m'inspira quelques chansons dont la "Longue Dame brune " que nous chantâmes en duo.

Barbara était déjà une diva. Elle l'a toujours été. Même au temps des vaches maigres, elle avait réussi à caser un piano à queue dans son minuscule appartement. Elle recevait ses amis, auteurs et admirateurs dans des déshabillés froufroutants. Elle est de ceux à qui la célébrité va comme un gant. Ses lunettes de myope cessent d'être une prothèse et deviennent parure, son bec d'aigle lui donne un profil de médaille et son lyrisme maniéré une dimension théâtrale.

 

A l'inverse, quand la gloire la divinisa, elle garda son humour, sa fantaisie et sa simplicité. C'est aussi Barbara qui me fit rencontrer Serge Reggiani. Ils étaient tous les deux en tournée. Ils m'expédièrent un télégramme de Caen me demandant de les rejoindre. Elle tenait à me présenter l'acteur célèbre devenu chanteur débutant, pour que je lui fasse un répertoire. J'avais, j'ai, j'aurai toujours une admiration infinie pour Reggiani. Je connaissais ses films image par image. Je les avais vus d'innombrables fois quand on les donnait à Alexandrie. Je courus les retrouver. Dans le train du retour, nous étions, Serge et moi, prêts à l'amitié. La suite fut une série de rencontres dans mon appartement de l'île Saint-Louis au cours desquelles Serge me récitait des poèmes, déballait ses souvenirs, albums de photos, bouts de refrains, me racontait sa vie, ses amours, ses voyages, me parlait de ses projets avec un enthousiasme contagieux. Bientôt je me sentis capable de me substituer à lui pour écrire ce qu'il ressentait, d'être son Cyrano, son trouve-paroles et dénicheur de notes. Taureau impétueux, il se lança dans l'aventure avec une flamme qui me rappelait celle de Piaf. Il imposa nos chansons envers et contre tous les fabricants d'idoles qui n'en revenaient pas d'être battus sur leur propre terrain. Et m'emmena dans son sillage. Je venais de composer le Métèque. Je la proposai à Reggiani, pensant que, métèque lui-même, il pourrait l'interpréter. Il s'esclaffa en l'écoutant et me la fredonna en m'imitant. « C'est toi qui dois la chanter… » , ajouta-t-il.

Il y avait longtemps que j'avais déserté les studios d'enregistrement. Ma courte carrière discographique avait lamentablement échoué. Si je me produisais encore au cabaret c'était plus pour y trouver de la compagnie que par vocation. L'exemple de la réussite de Reggiani stimula les chasseurs de têtes chantantes. On m'accorda de faire un ou deux quarante-cinq tours, « on verra ensuite si " ça , marche... ». , Ça , galopa. Le Métèque devint l'outsider de l'année, le tube de l'été. Pendant la période dite d'après-vente où l'on se doit de s'exhiber aux vitrines des médias, j'avais pour amie une très jeune fille américaine. Je me trouvais dans son lit un jour où je devais me rendre à une émission de télévision. Il me répugnait d'interrompre notre tendre dialogue et de le remplacer par une corvée. Je le lui dis, certain qu'elle apprécierait que je la préfère à mes intérêts professionnels. Sa réaction fut de se lever d'un bond, rassembler mes vêtements, m'ordonner de m'habiller au plus vite et de me mettre à la porte en m'enjoignant de partir immédiatement : « Tu n'as pas le droit de maltraiter ta carrière. Tu dois te battre, tu dois gagner."

Cette petite femme de dix-huit ans avec un sens anglo-saxon du marketing eut raison de mon laisser-aller. Je me rendis à la télévision subir l'interview prévue. Le résultat fut foudroyant. Dès le lendemain, la France entière découvrait et consommait « le juif errant, le pâtre grec ».

L'émission s'appelait « Discorama » et l'intervieweuse Denise Glaser. L'une et l'autre ont disparu, tristement, laissant un grand vide dans notre métier, après avoir révélé avec goût, talent et discrétion une brochette de débutants. Dont moi.

Georges MOUSTAKI