Georges MOUSTAKI, par Andrée SIMONS.
  Georges Moustaki se nomme en réalité Joseph Mustacchi. C'est pourquoi, quand on l'appelle Jo, il s'agit de Jo avec un J et non de Geo avec un G, comme on pourrait le croire.

Tout pourrait partir de cette substitution de lettres, de ce masque subtil glissé comme par hasard entre le monde " in " de l'affiche qu'on affiche et le monde " off " de l'arrière mur sur lequel elle est collée. Car s'il fait toujours les choses exprès, il trouve plus esthétique qu'elles aient lieu comme par hasard; de même, s'il est capable de tout oublier par paresse, il n'oubliera jamais rien par négligence. Jo n'aurait pas pu supporter très longtemps le fil à la patte du métier de chanteur.

Georges par contre, plus épais, pouvait jouer les naïfs et porter sans rire ce costume un peu neuf qu'exigeait sa fonction. Georges n'aurait d'ailleurs qu'à se tenir tranquille au sommet de l'iceberg, tandis que Jo se réserverait la partie cachée où il pourrait flâner à l'aise au gré de sa fantaisie.


Improviser, jouer, charmer, désobéir, Jo, c'est l'être même du jeu et de la désobéissance. À tel point que ce prince de la subversion conserve jusque dans son nom les deux premières lettres du joker. Il tire de cette approche ludique qu'il a du monde le regard amusé, indulgent et cruel d'un vieux Chinois.


- Mais il est grec! Hurlent les informés en frappant du pied sur la table et du poing sur la lune.


- Oui, il est grec. Comme il est égyptien, italien, arabe, juif, nomade, sédentaire, infatigable, flâneur, pressé, imprévisible, ponctuel, oriental, parisien, humoriste, philosophe.Qui d'autre qu'un vieux Chinois pourrait porter en même temps sur sa tête un si large éventail de couvre- chefs... Qui d'autre, je vous le demande, pourrait, harnaché d'une telle coiffure, parcourir le monde à moto, cheveux au vent, le casque glissé sur l'avant-bras comme un sac de dame ? Homme de sable et de miel, de pain azyme et de fumée, voyageur aux allers sans retour des enfants de l'exil...

Tout spectacle est une cérémonie qui met en présence un artiste et un auditoire dont les rapports (de force, de séduction) sont régis selon un ordre de rites, connus et acceptés, qui relève à la fois du sacré et de l'érotisme.

Les simples qualités du chanteur (bien chanter, bien se tenir, bien jouer de l'instrument dont il s'accompagne) ne suscitent ni l'un, ni l'autre. Rien de sacré dans la seule exécution parfaite d'un numéro, rien d'érotique dans son déroulement. Le rapport des deux parties est alors d'ordre strictement commercial. D'une part un contrat rempli et sa juste rémunération, d'autre part, le remboursement d'une dette (le prix de la place et le temps perdu) par un travail bien fait. La satisfaction ne naît plus du plaisir de succomber à une séduction mutuelle mais de l'assurance d'en avoir eu, d'en avoir fait pour son argent.


Ce type de spectacle ne suscite que très rarement l'adhésion totale d'un publie. Il y a toujours " autre chose ". C'est la proportion de cet " autre chose " (sacré, érotisme) qui rend indispensables ou superflues les qualités du chanteur citées plus haut. (J'excepte la mode qui répond à un système propre.) Pour ce qui te concerne, la proportion est telle que la qualité de l'exécution, le contenu même de certaines chansons, restent étrangers à l'enthousiasme que tu provoques.Tout ici est sacré, tout est érotique. Et je ne pense pas me tromper en disant que tu es seul à réussir cette performance.Certains s'en inspirent, mais la volonté qu'ils mettent à " représenter " le sacré, à " faire " de l'érotisme, est si voyante qu'elle demeure sans réponse.


Chez toi, rien d'appuyé, rien d'évident, rien de sûr. Du flou, de l'hésitant, de l'imprécis. On tremble, on palpite, on est troublé. Pourquoi ?


D'abord la gueule. Apparemment impassible, à demi- cachée par la barbe, I'œil tendre mais le regard aigu, le caractère religieux de l'image, qui porte en elle à la fois l'idée d'un jésus qui aurait traversé les siècles, du sage qui comprend et jamais ne condamne, et de l'homme qui vous fera doucement l'amour sans rire et sans parler.

Ensuite, le rythme, la lenteur, les longs préparatifs silencieux, sans urgence, la voix grave, presque blanche par moments, tout cela rappelle étrangement les préliminaires amoureux qui accroissent le désir en retardant l'acte. Et l'acte ici est constamment remis à plus tard, mais à chaque instant chaque geste chaque intonation le laissent entendre. La force, c'est que précisément, il n'a pas lieu. Pas maintenant, pas tout de suite, une autre fois peut-être. Et l'envoûtement dure. Tu entres dans l'intimité de chacun, on a tous un secret avec toi.

Et quand on te regarde un peu plus longtemps, on finit par se dire que, au spectacle comme dans la vie probablement, il se pourrait bien que tous les autres se trompent.


Le fin du fin, c'est peut-être que, quoi qu'on pense de toi, on garde toujours l'ombre d'un doute.

Andrée SIMONS