jour de foot À ALBI …

- « Allo, Marie-Ange ; bonjour, c’est André (…) Laurent est avec moi, nous sommes à Albi…»
- « Bonjour André (…), j’arrive, moi-même, à l’instant de Paris. Jo est à l’hôtel. D’ailleurs, il cherche à me joindre. Je te laisse. Rappelle moi tout à l’heure. Nous faisons les balances dans une trentaine de minutes… »

Confortablement assis devant un breuvage au houblon, frais mais non glacé, le soleil presque de face, nous admirons, en dégustant notre rafraîchissante cervoise, cet imposant chef d’œuvre du gothique méridional qu’est la cathédrale Sainte-Cécile.
Laurent est heureux d’être là. Surtout, plus que tout, il paraît rassuré par ma conversation téléphonique avec Marie-Ange qui laisse augurer nos entrées imminentes dans l’hémisphère de chaises métalliques, dressées en murailles, qui délimite la  salle de concert en plein air du reste de la grand place. Comme à son habitude Marie-Ange nous accueillera avec de délicates attentions. Belle pourvoyeuse de sésames en tous genres, elle résout, en un clin d’œil, du plus petit au plus exaspérant des problèmes toujours avec célérité, diligence, panache et gentillesse. Telle la fille de Minos, roi de Crète, et de Pasiphaé, elle démêle les fils les plus emberlificotés…

Graeme ALLWRIGHT termine ses balances. Georges MOUSTAKI et ses musiciens attaquent les premières notes du premier morceau. Sa voix reconnaissable entre toutes vient chatouiller les membranes de mes tympans. Nous entrons dans l’hémicycle. Nous nous asseyons sur les marches à une trentaine de mètres de la scène. Toninho me reconnaît et me fait un geste amical de la main. Attroupés avec les bénévoles qui assurent l’intendance du spectacle nous chantons et nous jouons aussi. Nous jouons à reconnaître la chanson à venir sur les toutes premières notes et gagnons à tous coups…  Bientôt, la conversation s’engage avec nos voisines. « Comment se fait-il que vous chantiez TOUTES ses chansons ? » « Vous LE connaissez bien ? » « Quelle âge a t-il ? » « La dernière fois qu’il est venu, étiez-vous là ? »…

Dans le même temps, un dialogue moins paisible débute sur la scène. Nous saurons, plus tard, par Jo lui-même, que le responsable du plateau voulut écourter les balances afin de respecter un quelconque et dérisoire horaire. Personne ne s’étonnera que la séance de réglages perdura jusqu’au plus petit instrument et l’ultime micro. Sans lenteur excessive mais sans précipitation hasardeuse, Georges MOUSTAKI soigne toujours ses balances avec une rigueur d’artisan appliqué mais également dans la plus parfaite improvisation pour ce qui concerne les chansons entonnées. Nombre d’entres elles ne seront pas jouées le soir. Quelquefois, il nous gratifie de surprenantes mélodies. Il m’est arrivé d’entendre l’Internationale, d’écouter du Beethoven…

Petite surprise bien agréable, Marie-Ange assure brillamment la voix féminine de la chanson « Vagabond ». Jo me dira qu’une fois elle l’a chantée lors du spectacle. Ce ne fut pas le cas en ce 9 juillet 2006.

Une petite ruelle sépare la cathédrale du musée consacré au peintre albigeois Henri de Toulouse-Lautrec. Cette venelle obturée par une barrière et un rideau noir tendu pour l’occasion, gardée par un molosse aux mains comme des battoirs mais au sourire bon enfant, mène au backstage.

Notre carton « TOUT ACCES– ARTISTE- »  nous assure une entrée sans difficulté et avec le sourire du Cerbère. Tout en haut du passage, sur la droite après la placette, des tentes sont dressées. Une caravane, en aluminium brossé, dotée sur le toit d’une climatisation proéminente, paraissant sortir tout droit d’un film américain des années 50, arbore fièrement sur sa porte une pancarte sur laquelle est marqué : Georges MOUSTAKI.

Toninho s’approche et nous offre une boisson en s’enquérant des dernières nouvelles. Nous discutons du prochain week-end chez Pelai. Il nous nous compte la dernière tournée en Israël.

Marie-Ange et Jo arrivent et viennent nous saluer. À ma demande, Jo me conseille la lecture de « L'immeuble Yacoubian » de Alaa el Aswany ainsi que du livre « Le juif errant est arrivé » d'Albert Londres…

Il nous dit avoir oublié à Paris ses chaussures blanches.  Comme souvent pour les concerts de MOUSTAKI, surtout en été, je suis vêtu de blanc. Par un jeu de chaises musicales les choses rentreront dans l’ordre. Françis portera mes tongues blanches. Jo se glissera dans les chaussures du saxophoniste.

Graeme ALLWRIGHT passe à nos côtés et viens saluer l’aède. Graeme parle d’une chose qui lui tient beaucoup à cœur et ce depuis quelques temps déjà. Il a réécrit les paroles de la Marseillaise. Du reste, il chantera sa version pacifique au tout début de son récital. Il m’a semblé que Jo ne ressentit pas tout l’intérêt que Graeme portait à cette démarche.

Jo, amusé, souriant, discourt à propos de la finale de la coupe du monde de football. Il avoue avoir suivi quelques peu la compétition. Il ne cache pas son intérêt pour le match de la soirée et ne s’engage pas sur l’issue de celui-ci. 

L’après midi commence à tirer sa révérence. Laurent et moi regagnons la salle afin d’être placés convenablement pour les prestations imminentes.

En 1978, j’avais pour la première fois assisté à un concert de Graeme ALLWRIGHT, à Thuir, sur la place de la Cellera pour être précis. Ce soir là, je n’avais nul appareil photo, vidéo, audio. Cependant, cette soirée est restée intacte dans mon cœur. Elle initia une émotion tellement forte qu’elle a imprimé ma mémoire plus fidèlement que n’auraient su le faire toutes ces machines. À l’époque, j’écoutais souvent Graeme.  J’achetais ses disques, je suivais son actualité. Puis, bêtement, je me suis non pas détaché mais doucement éloigné. Sans raison, sans déception, juste comme çà. Allez savoir pourquoi…

Le public d’Albi a su percevoir l’immensité du talent de cet octogénaire d’une grande jeunesse. Sa prestation dura une bonne heure et demie trop vite passée. Graeme me toucha comme lors du premier rendez-vous. Sa voix était intacte. Son regard quelquefois surnaturel était le même.  La délicatesse de ses compositions demeurait identique. Son engagement humaniste paraissait toujours à fleur de peau. À 80 ans, il m’a complètement bluffé par sa fraicheur tant physique qu’artistique. Qu’elle classe, quel bonheur !  En fin de soirée, je le regardais faire dans le backstage. Son hombre filiforme, sobre, discrète, se plaquait sur les murs sombres et épais de la cathédrale.  À quelques mètres de lui, j’éprouvais le plus grand, le plus profond et silencieux respect en me disant qu’il  était un des patrons, un des maîtres de notre « famille »…

Georges MOUSTAKI paru. Il était en forme, en grande forme. Chose très, très rare, il laissa les photographes le flasher avec leurs instruments de malheur durant toute la soirée. Habituellement, dès la fin de la première chanson il calme les ardeurs des émules maladroits et envahissants d’Henri Cartier-Bresson qui, pour l’anecdote, était la discrétion même. Ce soir là ; rien ! À peine une allusion timide à la toute fin du spectacle. Par ailleurs, il y a longtemps que je n’avais vu MOUSTAKI sourire du début à la fin d’un concert. Cela me rappela des souvenirs trentenaires… J’étais content pour Jo, pour Laurent, pour les spectateurs.

Je fus très impressionné et c’est la deuxième fois cette année par l’interprétation de « Déclaration ». Je n’arrive pas à m’expliquer quelle touche magique éveille en moi cette sensation. Peut-être cette version qui reste très fidèle à la voix de l’enregistrement original éveille t’elle la nostalgie des espérances, des colères, des revendications et chimères de mes jeunes années ? Je ne sais pas.

Il se reprit sur « Une éphémère éternité ». Le public n’avait rien perçu de la faute mais il tint à livrer impeccablement cette chanson à laquelle, je le sais, il tient tout particulièrement.

Le contexte du Liban, le jardin dévasté de Baalbeck, ce peuple facilement et continuellement ravagé par la guerre, donnèrent une dimension particulière à l’interprétation de la chanson « Le soldat ». J’ai noté, au fils des mois, l’évolution de l’accompagnement, l’ajustement tout en finesse de l’interprétation et de l’émotion qui s’en dégage. - Emerveillements et frissons assurés. - « Le soldat » fait partie de ces chansons qui touchent le public sur scène mais dont je suis persuadé que toutes, tous, n’entendent pas complètement la pensée, le message réel, la volonté originelle qu’elles véhiculent. C’est une constante dans l’œuvre de MOUSTAKI : musiques en dentelles et textes limpides cachent une multitude de portes dérobées, de chemins escarpés, de pensées sulfureuses, de rencontres complexes. Il est facile de manquer une étape, de s’égarer, de se fourvoyer  dans la plus grande des ambigüités.

À moment donné, il s’inquiéta de l’évolution de la finale de la coupe du monde et annonça le résultat qui n’engendra pas de réactions démesurées du public. Par ailleurs, il fit une allusion à mes tongues brésiliennes ce qui amusa Laurent qui le reçu comme un message personnel.

Comme à l’habitude je chantais mais plus le spectacle avançait plus je pensais à Jo.

MOUSTAKI a chanté probablement quelques milliers de fois « Le Métèque ». Il a connu une multitude de concerts équivalents. Il a rassasié des mêmes délicieuses nourritures des publics différents et pourtant très exactement semblables. Il donne à chaque fois avec énergie (et oui !), sensibilité, émotion, ce que l’on attend de l’artiste : un moment unique, inoubliable. Même hors du jeu, loin de la scène, les personnes qui l’approchent, l’apostrophent, lui demandent un autographe, une photo, s’attendent à des réponses, des attitudes, « conformes » à leurs requêtes ; à une disponibilité sans défaut, une humeur sans faille. Et lui dans tout cela ? Au final, je me demandais comment Jo, quelquefois, s’accommodait-il de MOUSTAKI ?

Le public laissa difficilement MOUSTAKI s’en aller. Les rappels furent nombreux. Graeme et Jo se serrèrent fraternellement mais ils ne chantèrent pas ensemble. Dommage ! « Humbly he came » aurait été, pour moi, une première sur scène. À la fin, Georges, de dos, leva son bras droit pour un dernier salut, un ultime au revoir.

Le backstage était sombre et fourmillant d’hombres occupées à démonter, classer, ranger. Jo ne parut pas épuisé comme par le passé récent. Son accident de moto semblait vraiment lointain et surmonté. Toujours son sourire, sa présence sobre, son verbe précis. Nous aurions pu aller boire un pot chez Antoine CUADRADO qui habite à quelques kilomètres de là mais il était vraiment très tard. Antoine, retenu par quelques jupons, n’avait pu venir.

Je n’oubliais pas de récupérer mes tongues Havaianas, cadeau de mes enfants, qui m’attendaient dans la caravane.

Après un au revoir fraternel, un ultime rafraichissement offert par un commerçant sympathique, je raccompagnais Laurent à Toulouse. J’arrivais à Perpignan à 4h00 du matin.  Quelques jours avant le concert, Jo s’inquiétait des dysfonctionnements de ma messagerie électronique. Les emails qu’il m’adressait lui revenaient. Il me disait ne pas vouloir perdre le lien.

Ce soir là, comme à chaque fois, Georges MOUSTAKI avait tissé un lien entre tous les présents. Il avait offert de l’émotion, il avait partagé du bonheur, il avait donné du sens à tout cela.

Ce soir là, je l’avoue, mes pensées furent plus orientées vers Jo que vers MOUSTAKI.

André