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Le ministre des Déplacés,
Marwan Hamadé, a appelé hier les 306 étudiants
diplômés de l'Université Saint-Joseph à "
ne pas rater leur révolution ", la révolution permanente,
dans une allusion à la célèbre chanson de
Georges Moustaki, Sans la nommer.
Dans le cadre de la cérémonie de remise des diplômes
de la faculté des lettres et des sciences humaines, de l'Institut
des lettres orientales, de l'École libanaise de formation sociale,
de l'Institut libanais d'éducateurs, de l'Institut de langues
et de traduction, de l'Institut d'études scéniques, audiovisuelles
et cinématographiques et de l'Institut supérieur de sciences
religieuses, au campus des sciences et technologies de Mar Roukoz, et
en présence du recteur de l'USJ, le père Sélim
Abou, M. Hamadé a tenu un discours teinté d'antimilitarisme.
En voici de larges extraits :
(...) La rafle du 7 août dernier visant à étouffer
ou du moins à réduire les espoirs suscités par
la vis ite historique du patriarche Sfeir dans la Montagne, les tergiversations
et les volte-face du gouvernement et de la Chambre sur les dispositions
du code de procédure pénale, tout comme l'arbitraire de
certains jugements, la mise en échec du dialogue amorcé,
la mascarade des élections du Metn donnent, un an plus tard,
à votre promotion, des raisons supplémentaires de scepticisme
et de frustration qui viennent sans nul doute s'ajouter à celles
dont se plaignaient déjà vos aînés.
(...) Aux taux de croissance actuels, notre région, en effet,
est appelée à 40 millions d'emplois durant la prochaine
décennie. Rien, au vu des performances en cours, ne permet d'augurer
un avenir aussi radieux. (...) Le Liban, qui avait, avant 1975, rattrapé
le Portugal en termes de revenu national, se traîne désormais
dans le peloton de queue des nations, cinquante places plus loin. D'où
vient donc cette régression que la guerre seule ne saurait expliquer
? La mauvaise gestion administrative, l'aventurisme et l'improvisation
politiques sont à inscrire au passif de nos bilans. Mais ce qui
fait vraiment basculer nos sociétés dans l'indigence et
le sous-développement, c'est bien l'obscurantisme politique et
la dictature militaire qui prévalent indifféremment dans
les Républiques et les monarchies de la région. Nous avons
tous cru ou rêvé en un Liban d'exception dans ce Proche-Orient
(...), un Liban qui aurait appris à vivre avec la diversité
et, mieux encore, à la respecter, qui aurait adhéré
à une éthique planétaire en terme de liberté
et de justice.
(...) Aurions-nous été, le père Abou, vous et moi,
trop naïfs de croire que l'on pourrait inculquer à notre
environnement régional nos propres valeurs démocratiques
plutôt que de subir sa contagion autocratique ? Peut-être.
Mais le combat pour le Liban n'en est pas pour autant achevé.
Nous pourrions dire comme De Gaulle que nous avons peut-être perdu
une bataille mais certainement pas la guerre. Et même avec Churchill
qu'en politique les plus âgés trahissent les idéaux
pour lesquels ils luttaient quand ils étaient plus jeunes. Après
le 11 septembre, et un peu à cause de cette date, le désenchantement
est donc de mise, voire même de rigueur. Ici, à Beyrouth,
comme à Jénine contre l'occupant. Comme à Gênes
ou Vancouver contre la globalisation. Comme à Paris contre les
racistes. Ici, au Liban, comme dans tous les pays dont les jeunesses
ont rejeté l'autoritarisme et la dictature. Je pense à
la Grèce et ses colonels, à l'Espagne et ses Franco, au
Portugal et ses Salazar, au Brésil et sa police, à la
Turquie et ses généraux. Je pense à nos capitales
sœurs où toute une génération a été
soit polluée par l'argent du pétrole soit assommée
par le matraquage des Moukhabarats.
(...) Cessons de jouer les Cassandre : plutôt que de nous morfondre
les uns et les autres dans les litanies pessimistes, au lieu de multiplier
les mauvais présages et les chroniques sur la mort annoncée
du Liban, réservons nos énergies à la création
de scénarios favorables à l'avenir de notre pays.
Différents scénarios
sont ici possibles : l'effondrement nous guette si nous optons pour
le chaos, l'anarchie et l'injustice. Au contraire, la percée
nous attend si nous transformons collectivement nos modes de pensée
et nos comportements. Je crois que nous sommes, toutes générations
confondues, d'accord sur le fait que bien des choses sont possibles,
hormis le statu quo. Nous ne devons ni reculer, ni demeurer sur place.
Devant les polarisations communautaires face à l'invasion rampante
du système sécuritaire, eu égard la marginalisation
croissante des classes défavorisées, l'heure du choix,
et partant de l'action, a sonné. Rappelez-vous ce proverbe chinois
qui nous met en garde : "Si nous ne changeons pas de direction,
nous risquons d'arriver exactement où nous allons." Je sais
que votre génération y est réfractaire, je sens
qu'elle y est même hostile, qu'elle veut avancer, mais vers de
nouveaux horizons.
(...) Enfonçons-nous dans
notre sol plutôt que de larguer les amarres. Agrippons-nous à
nos valeurs plutôt que d'en pleurer l'érosion. Évitons
d'être comparés au dernier calife omeyyade d'Andalousie
dont l'on disait "qu'il pleurait comme une femme un royaume qu'il
aurait dû défendre comme un homme.
(...) C’est pourquoi je me permettrai de conclure mon propos sur une
note musicale. Non point militaire, Dieu m’en garde, car l’on dit toujours
que la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire
est à la musique – et vous voyez ce que je veux dire. Or je suis
plutôt allergique à l’uniformité comme aux uniformes.
Les propos que je vous ai tenus ce
soir, c'est un chanteur qui me les a inspirés.
Ce chanteur a aujourd'hui cinquante
ans de plus que vous. On pourrait le qualifier de croulant. Et pourtant,
plus que quiconque, il appartient à votre génération.
Il appartient, en réalité, à toutes les générations
qui n'en finissent pas de croire à la liberté, de vivre
en elle et de se battre pour elle.
Je le verrais bien assis sur vos bancs,
manifestant dans vos rangs. Je le verrais bien boute-en-train de la
contestation plutôt que major de promotion. À ceux d'entre
vous qui ne l'ont jamais ou peu entendu, je conseillerai d'exhumer le
disque de Georges Moustaki qui contient
la chanson Sans la nommer, sur "la
Révolution permanente".
Il chante, comme vous, cette révolution, celle que l'on matraque,
que l'on poursuit, que l'on traque, que l'on épie. Cette révolution
permanente, croyez-moi, est la vôtre.
Elle a été la nôtre,
puis celle de vos parents, des décennies plus tôt ; elle
sera celle de vos enfants et de vos petits-enfants, des décennies
plus tard. Nous avons, chacun pour des motifs différents, tenté
notre révolution. Et nous l'avons tous plus ou moins ratée.
S'il m'est donc permis, dans un discours de fin d'année, d'ouvrir
et de livrer le testament de vos anciens, je me permettrais un conseil,
un seul ; ne ratez pas la vôtre."
Marouan Hamade
Ministre libanais des Déplacés
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