Filles d’Eve…

 

Onze février 2004, il fait froid, il fait nuit, la ville étend ses bras tentaculaires, immenses, lumineux, façonnés de véhicules réduits à une allure de sénateur. Je suis en retard et abhorre cela. Prisonnier des appendices de la Cité, je languis ma moto restée à Perpignan. Le temps qui jamais n’a la même mesure est, pour moi à Paris, inenvisageable. Enfin, je m’engouffre dans le ventre obscur d’un parking souterrain. La voiture rangée, je remonte la rue du Commandant Mouchotte, je m’arrête devant l'accès au Petit Journal Montparnasse. Marc n’est pas là. Tout à trac mais à pas mesurés Jo jaillit de nulle part, traverse le petit attroupement stationné devant l’entrée et me lance : « Rentre, Marc t’attend à l’intérieur ». Marc LEGRAS avec lequel j’avais convenu le matin même du rendez-vous, me convie à partager un repas au cours duquel, bavard passionné et passionnant, il me conte nombre de ses aventures vietnamiennes…

22h15, les fourchettes et couteaux ont cessé leurs danses métalliques. « Le grec », comme aime à l’appeler Marc, fait son entrée. Les applaudissements crépitent. L’endroit est plein à craquer. La représentation commence. Le long comptoir du bar est étrangement peuplé de multiples fesses inconnues. Le moindre renfoncement est occupé par un aréopage bruyant et jaspé. Rebuté par cette foule oppressante, je reste dans l’entrée avec Marie-Ange, Sonja et Helena. Marc me présente telle ou tel. Les conversations vont bon train. Pour le coup, le backstage est presque dans la rue. Je croise des visages connus, des écrivains renommés, des ombres vieillissantes et un peu oubliées du music-hall d’antan, des éditeurs, des photographes, des femmes et des hommes supposés importants, de curieux anonymes, un pongiste… Chacune et chacun discutent du métier, des nouvelles de l’un et des projets de l’autre. J’apprends, en confidence, que tel chanteur de culture sécessionniste projette d’enregistrer « Le Métèque »… Le concert rituel du mois des amoureux, il y a longtemps que je projetais d’y participer sans jamais avoir pu, jusqu’à ce soir, assouvir mon envie. Je l’avoue, ces conversations que je ressens inopportunes m’exaspèrent un peu.

Pendant ce temps, Jo chante au loin avec pour seule et fidèle compagne sa guitare. Je fredonne dans mon coin, j’écarquille les yeux, j’écoute mes oreilles…

     
  Les deux dames qui tiennent le vestiaire me regardent interloquées psalmodier la moindre ritournelle. Dans l’instant, elles m’offrent une place sur le bout de leur rampe que nul n’a osé occuper. - Quelles en soient, ici, remerciées. – Désormais, pour ce soir et pour demain encore, j’ai ma place réservée. Mon « fauteuil VIP » est une résidence de choix agrémentée de leur compagnie complice et bienveillante. L’une d’entre-elles me confiera que ses quatorze années d’expérience n’ont pas altéré le plaisir de voir et d’entendre « Monsieur MOUSTAKI ». Elle précisera même : « … au début, il n’y avait qu’une petite centaine de personnes… » Photo Sophie LEROUX
   
 
Photo Sophie LEROUX
Que n’ai-je connu ces temps bénis ! Durant le concert, Jo offre très souvent à la salle une attention plus particulière, un cadeau inattendu, un plaisir plus subtil pour gourmets un brin exigeants. À Barcelone, il me fit le plaisir de chanter « L’acteur ». Ce soir, il ravit l’auditoire avec « Mon île de France » que jamais je n’avais entendue en concert. La prestation se fait communion avec le public. Les chansons filent comme les étoiles, voyageuses impénitentes et luminescentes, d’une nuit d’été. Le spectacle aura duré bien plus de deux heures.
 

La marée humaine lentement se retire. La salle reste peuplée d’inconnus, d’amis, de proches. Une petite trentaine de personnes attend patiemment pouvoir approcher l’artiste. Marie-Ange veille efficacement à ce que les fâcheux, qui toujours exagèrent, n’importunent de trop celui qui, fatigue oubliée, courtoisement accueille chacune et chacun. Avec Marc, j’accompagne deux jeunes filles qui veulent saluer l’aède. L’une d’elles, habitante de Spetsai nous parlera de son « île habitée de tout un passé », de soirées mémorables avec notre hôte... En les raccompagnant, l’enchantement continuera dans la voiture… Le lendemain, même heure, même lieu, même public compact amassé dans la moindre encoignure. Plus à l’aise, je pus apprécier le spectacle si semblable et pourtant différent de celui de la veille. Les habituels complices musiciens avaient rejoint l’aède sur la scène. La prestation décontractée demeura imprévue et remarquable…

 
   
Une simple question initia une tout autre exaltation qui imprima ma mémoire. « Helena, en quoi cela consiste t-il, être la secrétaire de Jo ?» À mes mots, la belle sud américaine me gratifia d’un éclat de rire dont elle a le secret. La moindre parcelle de son visage radieux participait à une joie spontanée, exubérante, communicative. Tout en s’occupant des nouveaux venus, elle m’expliqua dans le moindre détail quelles étaient ses activités. Elle s’arrêtait une minute, revenait vers moi pour compléter son propos, s’interrompait encore puis se rapprochait pour me confier un ultime détail, une dernière précision. La belle Helena !
 

La discrétion dont je l’assurais m’interdit de reproduire la moindre de ses paroles. Toutefois, je puis en témoigner, ses occupations nécessitent engagement, abnégation, rigueur, subtilité et brio. À n’en pas douter, elle a dans son carquois nombre de qualités dont elle use, si je l’en crois « partiellement », avec une remarquable efficacité ! Je passais de longs moments à l’observer. Lovée dans son siège, rêveuse, elle fredonnait à l’envi. Pour autant, à la moindre sollicitation d’un proche ou d’un étranger elle déployait son sourire foudroyant et avec bienveillance renseignait, expliquait, se préoccupait d’un problème véniel si important pour l’interlocuteur… Helena, elle est de l’énergie positive à l’état naturel !

Sonja, elle vient d’Allemagne. Dans une voiture récente et lilliputienne elle se promène au hasard des tournées du poète. Chaque soir suppose une résidence imprévue… Elle m’apprit traduire les « Chroniques » en allemand (?). Surpris, je me présentais... Notre complicité fut immédiate, ma sympathie lui est acquise….

Deux soirées bien remplies. Émotions et plaisirs habituels furent exacerbés par les visages de femmes différentes, passionnantes et comme toutes uniques. Précieuses dames du vestiaire, Marie-Ange, Helena, Sonja, vous fûtes au centre de toutes mes attentions.

Rien que de très normal, j’étais chez MOUSTAKI !

André.